Laurent, quelques jours après ta naissance, je t’ai placé dans des bras fragiles. Des mains pleines de vécues, mais de ce vécu des parcelles avaient déjà commencés à s’envoler. À ta naissance, ton grand-père était déjà en transformation. Je te l’avoue, je me suis interrogé, j’ai douté un temps, est-ce que t’encourager à créer un lien avec lui était le bon choix alors que ce serait éphémère ?
J’ai choisis de croire en l’amour et c’est ainsi que tu es né proche aidant.
Tu es né proche aidant et la vulnérabilité ne t’effraie point, tu sais d’instinct quand prendre la main et j’ai parfois besoin de te rapeller la possibilité de t’éloigner. C’est un ballet délicat, parfois encourager votre relation et parfois devoir te protéger.
D’ailleurs, j’ai souvent pensé que ça y est, votre relation unique allait s’effriter lorsque les symptômes envahissants de la démence me forçait à réduire vos contacts. Chaque fois, tu retournais vers lui, heureux, sans jugement.
Tu es né proche aidant, tes sourires, tes rires sont un baume, une main tendu qui traverse les brouillards de la démence lors des bons jours.
Tu as vu les deux facettes de la maladie: le beau: un papi qui joue avec une candeur d’enfant. Et la détresse immense d’un homme en train de se voir partir.
(….)
Un soir de semaine en été, nous sommes en sortie au parc. Les enfants viennent de trouver un jeu vraiment amusant, ils courrent, ils rient.
Et soudainement il faut retourner à l’auto, maintenant. Time out, papi est près du point de non-retour. Time out, je ne veux pas que vous soyiez témoins.
- Vous vous souvenez quand on a discuté qu’avec papi quand je dis qu’il faut partir, il faut partir tout de suite? Je suis désolé mais il faut partir.
(….)
Nous étions venus une semaine auparavant au même endroit, et mon père avait super bien réagit pendant plus d’une heure, presque deux.
Mais aujourd’hui, l’anxiété grimpe. Au début il était enthousiasme. Il s’est dirigé vers les balançoires, s’est balancé. Puis il a décidé qu’il devait aller « là-bas ».
Il n’a aucune idée d’où il veut aller, mais il ressent profondément qu’il doit retourner quelque part. Son cerveau pallie l’information manquante en lui donnant un morceau d’information: une direction.
Il communique sans communiquer. Il utilise les mots mais sa compréhension est très très atteinte. Échelon rouge selon le système emprunté aux lumières, utilisé sur sa fiche d’identité au centre.
Les mots qui sortent de notre bouche semblent flotter jusqu’à lui. S’il est attentif, il en saisira quelques uns et nous retournera une réponse ayant un certain lien.
J’essaie les trucs habituels pour susciter sa collaboration: les questions pour comprendre (il ne sait pas où il veut aller), l’inviter à retourner vers les enfants(non non, on a assez perdu de temps), s’asseoir sur un banc (là-bas!!) , les directives (mais pourquoi on est venu ici? On est trop loin), lui changer les idées (Non, vraiment, on m’attends là-bas.)
Et là, l’anxiété monte chez lui et ça ressort en colère dirigé vers la personne la plus proche.
Honnêtement, quand tu atteinds ce stade là, c’est délicat parce que si tu insiste, la colère gonfle.
Alors ça peut être extrêmement long et lent de réussir à le faire collaborer. Il faut comprendre que ce n’est pas linéaire. Ce ne sont pas des bons et mauvais jours mais des bonnes et mauvaises minutes. Impossible de prévoir sa météo intérieure.
(…)
Crise de colère numéro 1.
Il continue de s’éloigner du parc (il va dans le champ, vers la forêt.)
Crise de colère numéro 2.
Il marche un peu plus loin. Ses jambes faiblissent (il utilise parfois une marchette, parfois pas mais il marche difficilement.)
Crise de colère numéro 3.
(….)
Mon conjoint, toujours au parc avec les enfants me regarde m’éloigner. Je lui fais un signe.
Il rapatrie les enfants, nous rejoint et agite les clés devant mon père pour qu’il les voit en disant: »Viens Pierre, l’auto est là-bas. »
Voir les clés fonctionne et créer un déclic. Nous nous engageons dans un chemin vers l’auto. De temps à autres, il essais de repartir. Les clés. L’auto.
- Oui papa je sais où est l’auto.
Il est encore anxieux, il est désagréable avec les enfants, bête d’une façon qui ne fait aucun sens avec la réalité. Ce ne sont pas des reproches adressés aux enfants devant lui. C’est sa cassette de répliques pour chicaner des enfants qui part, parce que son cerveau cherche les mots qui conviennent avec ce niveau d’anxiété et de colère.
Éloigne les enfants avec mon mari pendant que je continue de le ramener avec les clés en main. Un pas. Un autre. J’utilise mes pas de proches aidants. C’est une façon de marcher bien particulière, je le sent même en pleine action. Je retiens mes pas pour qu’ils s’accordent à sa vitesse. Je module mes mouvements pour que mon bras serve d’appuie aux bons moments et je surveille le sol pour annoncer ses montés et ses descentes.
(….)
C’est la vie, presque 6 ans après les premiers symptômes d’alzheimer.